Insurrection & communication

Nous publions aujourd’hui un extrait de la 3e partie du livre, qui traite de la question de la communication dans la perspective de l’insurrection. Cela fait écho aux projets de lois en cours, notamment sur l’organisation de la censure sur les réseaux sociaux au nom de la lutte contre “la haine en ligne” etc. 

“On se souvient de la phrase : « Les réseaux sociaux permettent la révolution et empêchent sa victoire. » Ce qui est clair, c’est que ces réseaux sont un espace à la fois indispensable aujourd’hui à la communication et hostile dès que la lutte s’amplifie, voire, avec l’évolution et la reprise en main policière, de plus en plus en amont. Mais d’autres enseignements sont à tirer des mouvements des dernières années, et aussi de la reconfiguration d’internet autour des plates-formes. Depuis plusieurs années, les États ont repris en main les réseaux. Ce contrôle sortira démultiplié de la crise sanitaire en cours, qui constitue aussi l’occasion d’un brusque coup d’accélérateur de ces dispositifs amorcés notamment par les lois dites « sur les fake news » ou sur les « contenus haineux ».

Le modèle global, c’est bien évidemment la politique de contrôle d’internet par la Chine. Ce qui est remarquable, c’est aussi que, partout, le discours qui sous-tend la mainmise sur les réseaux est celui de la défense nationale. Partout, on évoque la main de l’étranger, on désigne toute forme de contestation comme provenant de tentatives de déstabilisation ennemies. Cela marque une profonde évolution des États dits libéraux, qui convergent vers le modèle chinois.

Car, au-delà des réponses étatiques aux soulèvements en cours et à venir, nous assistons plus généralement à une reprise en main globale d’internet et de son usage. Internet s’est profondément transformé ces dernières années, avec la mainmise des plates-formes sur lui. Aujourd’hui, une poignée d’acteurs, les grandes multinationales capitalistes d’un côté, les États de l’autre, sont à même de tenir le réseau d’une main bien plus assurée…

Aussi, si on parle beaucoup, chez les révolutionnaires, de la réaction à avoir en cas de coupure d’internet par l’État, et si le cas récent de l’Iran illustre ce genre de scénario, nous pensons ici qu’il ne concerne pas les pays occidentaux. L’Iran est un cas assez particulier, qui n’est donc déclinable que pour des pays connaissant le même genre de positionnement géopolitique : celui d’un État confronté à une hostilité états-unienne suffisamment forte pour que l’enjeu de sa déstabilisation passe avant la disciplinarisation de la population. En clair, l’État iranien a toutes les raisons du monde de penser que les grandes plates-formes, FB, Google, etc., ne collaboreront pas avec lui. Il a donc modifié l’architecture de son réseau internet de manière à en contrôler et à en centraliser les nœuds d’entrée/sortie, et ainsi à empêcher l’accès de la population potentiellement insurgée aux plates-formes de communication qui ont leur serveur à l’extérieur de l’Iran.

Et il est clair que ce type de question se pose aussi pour les autres régimes qui savent être sous la menace américaine. On peut citer la Russie, qui a réussi à la fin décembre 2019 un test grandeur nature visant à se couper de l’internet mondial. Mais pour les autres pays du monde, la situation est différente. Avec l’évolution des pratiques et la centralisation du Web autour de quelques plates-formes se partageant l’essentiel de l’usage, l’enjeu actuel n’y est plus la coupure d’internet mais le contrôle de ce qui se dit sur les plates-formes. La Chine est un cas spécifique car elle a toujours maintenu une position particulière de protectionnisme vis-à-vis de son réseau internet, avec une pénétration très faible des grandes plates-formes états-uniennes au profit d’acteurs locaux. Cependant le résultat est à peu près le même au final, car si cela a rendu l’État chinois beaucoup moins vulnérable à l’hostilité américaine, cela lui permet d’être capable de contrôler les plates-formes locales de la même manière que les pays occidentaux peuvent contrôler les leurs.

Ainsi, les moyens de censure des États sont et seront à l’avenir à la fois bien plus insidieux, plus modulables, et aussi moins coûteux pour l’économie qu’une coupure globale. Nous avons déjà parlé des diverses lois adoptées peu à peu, sur les contenus haineux, les fake news, etc. Nous assistons en fait d’ores et déjà au déploiement général de la censure, déléguée aux plates-formes elles-mêmes, avec une échelle de gradation. Restriction d’audience pour les pages Facebook, suppression de « posts », désactivation momentanée de compte, suppression définitive, signalement automatique à la police, incarcération à le suite de messages sur les réseaux, brigades de police spécialisées dans la « Web-criminalité » comme ils disent : tout est déjà en place.

Par ailleurs, l’usage massif de Snapchat par les émeutiers dans les derniers affrontements de rue, en France comme aux USA, est inquiétante. Aussi bien pour leur sécurité que pour la pérennité de leurs échanges.

Aussi, c’est avec raison qu’au sein du mouvement en cours aux USA certains tentent de limiter les risques en utilisant surtout Signal et Telegram. C’est un bon début, mais, ne nous leurrons pas, en particulier sur Telegram : si on peut espérer une réactivité moins grande que Facebook, Telegram finira aussi sûrement par collaborer avec l’État, de gré ou de force.

Il est donc plus nécessaire que jamais que le mouvement se dote et défendent les outils qui lui sont propres, et réfléchisse à la communication dans les moments de censure globale. Tous les groupes ou collectifs qui usent exclusivement des plates-formes pour leur communication s’exposent à l’oblitération pure et simple de leurs capacités de diffusion. Le problème étant alors que les seules infrastructures, et elles sont bien légères, dont disposent les mouvements sont toutes liées au Web 1.0, c’est-à-dire à l’hébergement de site et l’usage de mail. Cela est déjà une base, et il est vital d’augmenter nos capacités, de soutenir les initiatives existantes, comme le réseau Tor ou le collectif autour de Riseup. Des sites comme Fever, qui permettent la diffusion large de pratiques de lutte et d’informations sur la situation mondiale, sont aussi très précieux.

Mais on peut également envisager d’aller plus loin, surtout quand le pays concerné est les USA, État qui dispose peut-être de la plus grande capacité de répression, avec la Chine. Il serait très intéressant de favoriser l’usage massif des applications de messagerie décentralisées, qui garantissent à la fois l’anonymat et la diffusion large d’informations.

De ce côté, il semble que les révoltés de Hong Kong aient une belle longueur d’avance, notamment par leur usage de la messagerie Briar, qui permet le transit des infos via le réseau Tor, mais aussi, en cas de coupure d’accès au net, et sans passer par des serveurs externes, via bluetooth. Cela permettrait un gros progrès, dans les zones urbaines, par comparaison avec la situation actuelle où les seules options de masse sont les messageries Signal et Telegram, qui toutes deux sont limitées et appartiennent à des entités capitalistes.

Cependant, on ne peut pas compter que sur le numérique et il est crucial de réfléchir à des solutions analogiques. Nous pensons en premier lieu à la radio, outil de toujours des personnes confrontées à une révolte sociale comme à une catastrophe naturelle, pour communiquer largement.

Enfin, si la diffusion immédiate de l’information est un enjeu qui mérite d’être traité à part, il nous faut aussi souligner la nécessité pour nos mouvements de maintenir des outils de communication plus tangibles, comme le papier – les journaux, les tracts, les brochures, les livres. Nous assénons peut-être là une évidence, mais elle méritait d’être rappelée.”