Le premier chapitre

Position, pages 12 – 27, dans “Sur le mouvement des gilets jaunes”

« Peu importe ce que tel ou tel prolétaire ou même ce que le prolétariat tout entier s’imagine être son but, momentanément. Ce qui importe, c’est ce qu’il est réellement et ce qu’il sera historiquement contraint de faire conformément à son être. »

Marx/Engels, La Sainte Famille

« C’est le prix du diesel qui a tout fait partir. On a vu les prix à la pompe grimper, grimper… et peser sur la fin du mois. Et ça, faut l’assumer, c’est la misère. Bien sûr, c’est un terme qu’on n’aime pas. Qui pue le renfermé, qui rappelle Victor Hugo, Les Misérables. La misère, c’est le vide du frigo. C’est le froid parce qu’on chauffe pas. Ce sont les lettres d’huissier qu’on reçoit et qu’on essaie d’oublier dans la boîte aux lettres. C’est quand la carte passe plus à Carrefour et qu’on fait un chèque en sachant qu’il est en carton. Et que la caissière aussi elle le sait, mais qu’elle dit rien parce qu’elle aussi elle connaît. (…)

Un mot sur les soi-disant écolos de plateau télé qui nous montrent du doigt en nous accusant de polluer. Ils n’ont pas honte, ces gens. Comme si c’était pas nous qui les bouffions, les particules fines, sur les périphs, dans les quartiers. Comme si on était contre l’environnement, alors qu’on a grandi en étant persuadés de pas couper au cancer, qu’on bouffe de la putain de viande premier prix aux antibiotiques parce qu’on a pas le choix. Qu’on est dégoûtés qu’il n’y ait bientôt plus d’abeilles, que si ça se trouve nos gosses ne connaîtront pas les oiseaux ! Mais le choix, nous, on l’a pas. On est contraints de conduire pour aller bosser, pour payer les courses, pour payer la voiture pour y retourner le lendemain. Contraints d’aller chercher une maison ou un appart moins cher dans la périphérie de la ville, parce que sinon soit c’est trop cher, soit c’est un taudis.

Et ce qui énerve, c’est que les discours sur l’écologie, c’était un mensonge de plus, de la part de gens qui en réalité n’en ont rien à foutre de ces questions. Parce qu’ils savent que nous, ça nous importe. On est en première ligne devant les dégâts.

Alors, le 17, on a bougé. Les gens ne se connaissaient pas, des petits groupes, des gens isolés, tous pour la même chose. Et c’était énorme. Et surtout, ensuite, le 18 et le 19… (…) Sur ces premiers jours, sur les points de blocage, tout le monde s’est mis à se parler. C’est arrivé petit à petit. Ça a commencé parce qu’un camion faisait chier, parce que quelqu’un avait ramené à manger, peu importe. Au début on se demandait juste comment bloquer. Et puis on s’est vite aperçus qu’on avait beaucoup en commun. Que quand on en parlait ensemble, de notre situation, ce n’était plus la fatalité. Y a plus de “c’est la vie”. Non, la vie c’est pas ça. Ça, c’est cette société capitaliste de merde, et t’inquiète qu’on va la brûler au milieu des palettes.

Les gens ont échangé les numéros. On a continué, on a fait des roulements : les jeunes, la nuit ; les vieux, la journée. On est nombreux à avoir pris des congés, des RTT. Des ouvriers qui font les trois-huit viennent à la débauche, des intérimaires, des chômeurs et chômeuses, des femmes au foyer. Y a de tout, y a tout le monde.

Quand on dit tout le monde, c’est pas vrai. Parce que la lutte divise, quand elle s’attaque à l’économie, et c’est normal. Ceux qui tirent leurs revenus du travail des autres ne peuvent se permettre de bloquer autrement que dans la symbolique. Dès le 18, les commerçants et les patrons ont commencé à râler, à dire qu’il fallait arrêter, trouver d’autres modes d’action, etc. Tout simplement parce qu’ils ont à perdre dans la lutte, ils ont un chiffre d’affaires, eux.

S’ils sont devenus patrons, c’est pour sortir de la condition de salarié. Demandez-leur, ils vous le diront : ils ne veulent pas “être des moutons”, c’est une expression qui ressort beaucoup. Mais qu’ils ne fassent pas style, ils ne sont pas des bergers pour autant. Y a pas de bergers. Y a des moutons et des loups. Et le jour où les moutons se révoltent, on va pas pleurer sur le sort des loups.

On le dit clairement : la seule position qui permette de défendre tout le monde, c’est celle qui défend les prolos. Si nous vivons bien, tout le monde vit bien. Nous on est déjà ruinés, alors désolés mais notre première préoccupation c’est pas de préserver le capital de ceux qui possèdent. »

« Hop Hop Révolution », journal JAUNE, n° 1.

On ne peut évoquer la position sociale des gilets jaunes sans parler de cartographie. Sans citer la carte des rassemblements1, formidablement diffusée avant le 17 novembre, au point de compter 17 millions de vues le 16 novembre 2018, et qui va bondir à 22 millions le jour J, soit 5 millions de consultations en une journée.

Arrêtons-nous sur les deux rôles de la cartographie telle que le mouvement l’a utilisée.

– En premier lieu, se compter et se reconnaître comme une force. Voici pourquoi cette carte, avec l’ensemble des petits points jaunes, a été autant diffusée, relayée : elle est un premier cri de ralliement qui dit : « Nous sommes partout, rejoignez-nous. »

– En second lieu, exercer cette force : identifier des cibles, des objectifs de blocages stratégiques, notamment via la carte interactive des lieux de blocage et d’opération escargot. A noter d’ailleurs que la carte devient collaborative entre le 16 et le 17, et se garnira au fur et à mesure de nouveaux points de blocage mis en ligne par les manifestants (157 points au 22 novembre, 185 points au 27 novembre).

Ce que nous avons sous les yeux et que ces cartes reflètent, ce n’est pas une simple position sociale. Soulignons-le, ce fait désorientera les experts en découpages électoraux des entreprises2 de gouvernement : nous n’observons pas plus une simple addition de catégories sociales, de clientèles électorales qu’on pourrait résumer avec des chiffres, des statistiques sur les revenus.

Non, cet ensemble de points ainsi reliés forme un visage. Celui de la classe des exploités. Elle s’éveille, ouvre les yeux. Tout ensommeillée encore, elle ne sait même plus son nom, s’agite dans une série de mouvements confus. Mais chaque jour de lutte elle gagne en lucidité. Et c’est beau3.

Dans les jours qui ont précédé le 17 novembre, les commentateurs télévisuels se sont tous trompés. Et, ce faisant, ils ont contribué à dresser autour du mouvement, de son identification, un rideau de fumée que seuls les feux des palettes, puis des barricades, ont dissipé. Empêtrés dans de fausses images. Incapables de voir dans le monde autre chose que ce qu’ils en donnent à voir eux-mêmes, ils ont cru en une révolte antifiscale menée par un monsieur Tout-le-Monde respectable et client des partis. Ils s’y sont reconnus, même, à l’image de l’animateur clown Cyril Hanouna, clamant haut et fort sa proximité avec nous… Au début.

De la même manière, les réactions de l’ensemble de la classe politique en ont beaucoup révélé sur elle-même. Les bourgeois de gauche ont perçu dans le mouvement des gilets jaunes l’épouvantail d’un populisme honni. Ils ont vu dans le refus de payer le diesel plus cher un bras d’honneur à leurs préoccupations environnementales au demeurant toutes récentes, faites de TVA verte et de niches fiscales pour isoler leur maison secondaire au bilan carbone neutre.

Ils imaginaient déjà un Beppe Grillo4 prendre la tête de la « populace », pour y construire un parti politique de beaufs xénophobes et eurosceptiques, une bande de Gaulois qui rient en cœur devant Dieudonné, Jean-Marie Bigard et Franck Dubosc en forme de synthèse nationale-populaire.

Les bourgeois de droite, eux, ont cru que le moment de la revanche contre Macron, le spoliateur de Fillon, avait sonné. Qu’il fallait appuyer cette révolte antifiscale. Que c’était le réveil de cette France périphérique dont parlaient certains pseudo-sociologues, celle à qui s’adressait la moitié des discours de Sarkozy écrits par Patrick Buisson, celle qui a un problème d’identité, celle qui veut travailler plus pour gagner plus. Ils ont pensé que le refus de la taxe sur le diesel était le début d’une mobilisation contre l’impôt, et surtout contre l’assistanat, leur ritournelle perpétuelle. Et l’imbécile Wauquiez, leader d’une droite en déroute, a même enfilé le gilet le temps d’un petite tentative de récup.

Ce petit rappel en forme d’étalage de la stupidité des politiques, s’il fait plaisir, est aussi là pour une raison. En monopolisant le discours public autour d’analyses dont la profondeur rappelle celle du petit bassin pour nettoyer ses pieds à la piscine municipale, journalistes et politiciens ont tout de même réussi une chose : à rendre ce mouvement incompréhensible à qui n’y était pas confronté de manière sensible. Les habitants des centres-villes des grandes métropoles, en particulier.

Voici pourquoi ceux-là, enfin, la fraction de ceux-là qui entrèrent dans la lutte, ne le fit que dans un second temps, celui de la manifestation.

D’ici là, c’est autour d’un espace, celui du rond-point, et d’un symbole, le gilet jaune, que vont se rallier les participants. Les deux auront à leur tour fait l’objet d’une certaine confusion. Des ronds-points, il y en a 50 000 en France, pays du monde qui en compte le plus. Des gilets, tous les automobilistes en ont un. Pourtant, derrière cette apparence d’universalité, c’est une classe qui se donne à voir. Celle qui, atomisée dans ses lieux d’habitation comme dans ses lieux de travail, a été un temps donnée pour disparue : les prolétaires et en particulier les ouvriers.

Disparues, les grandes concentrations, les usines de la taille d’une ville où se pressaient des milliers de travailleurs. Les restructurations successives ont transformé profondément les lieux de travail. Les ouvriers sont disséminés en équipes de travail, séparés en de multiples entreprises différentes, statuts différents, dans une cascade de sous-traitance.

Éclatés aussi, les quartiers ouvriers, puisque désormais une partie conséquente de la population laborieuse a été reléguée encore plus loin de la lisière des grandes villes. Il suffit pour cela de voir la croissance permanente du temps consacré au trajet domicile-travail. Nous nous sommes répartis tout autour des grandes villes, à la lisière des départements. Nous sommes les rackettés des péages, les habitués de ces trajets pénibles, avec tout ce qu’ils signifient aussi de pollution à bouffer, d’accidents à risquer, de temps perdus à rouler…

Pourtant, et avec le recul cela saute aux yeux, il restait bien un lieu et une heure où se concentre la classe des exploités : les embouteillages, aux heures de pointe, en périphérie.

Et c’est sur ce lieu précis, pourtant à première vue peu propice à la réunion, que se sont réunis les gilets jaunes. Et si nous nous sommes mis à porter ce gilet, c’est certes pour nous rendre visibles des automobilistes, qui montraient leur soutien à grands coups de klaxon, mais aussi comme une manifestation inconsciente de la classe. Car, depuis quelques années, ce gilet est l’uniforme des métiers ouvriers. Et c’est là une des merveilles de ce mouvement : il a su trouver derrière la jungle des représentations et des identités, au nez et à la barbe des militants gauchistes à qui on a appris que le jaune était la couleur des ennemis, un symbole à la fois commun à tous et spécifique aux ouvriers.

Alors, on a bloqué. Et, surtout, les blocages ont tenu. Sont restés effectifs dans les jours qui suivent le 17 novembre. Et sur ces blocages et sur ces ronds-points, on a beaucoup parlé. Avec le recul, là aussi, on aurait pu s’y attendre. Un phénomène similaire s’était produit en Guyane il y a peu, lors du mouvement de 2017. On peut parler de resocialisation de masse. On peut dire qu’on a refait vivre la communauté ouvrière, celle des soupes communistes pendant les grèves, des liens tissés dans la lutte, celle aussi des femmes qui se retrouvent ensemble et qui sont le cœur de la mobilisation. On peut évoquer la foule de souvenirs qui déjà nourrissent la nostalgie des gilets jaunes. C’est toute une classe qui ne se connaissait pas qui s’est retrouvée. Et qui a mis de côté5 le racisme des repas de famille. Ici, sur le rond-point, c’est dans un cadre bien plus large que l’on rompait le pain, qu’on mangeait qui des croissants laissés au passage par un automobiliste qu’on verra refaire ensuite la même démarche tous les matins, qui un couscous gargantuesque… Dans les premiers temps du mouvement, les ronds-points furent submergés par des victuailles, au point que l’on se demandait comment conserver tout ça… Mais au moins, là-dessus, nous étions aidés par les températures hivernales.

Tout de suite, répondons à une objection. Celle qui dirait qu’il s’agit d’une description biaisée parce que, sur les ronds-points, les participants aux gilets jaunes ne sont pas des prolétaires mais des personnes d’horizons très divers, de toute la société.

C’est une illusion d’optique.

Nous étions une écrasante majorité de travailleurs, chômeurs et retraités, souvent de petites retraites, sur les ronds-points. Soutenus massivement par la population, mais en particulier par les ouvriers et les employés. Les cadres et les commerçants sont restés en dehors, et vous pouvez toujours donner l’exemple de Jean-Michel Le Boulanger d’à côté, c’est une exception. Seulement, le mouvement se voulait tellement universel, voulait tellement défendre tout le monde, qu’il a non seulement beaucoup mis en avant ces exceptions, mais aussi qu’il a essayé de les inclure dès qu’il tenait un propos revendicatif.

C’est aussi qu’une autre donnée rend plus floue la caractérisation de classe des participants : l’éclatement. La réalité des exploités aujourd’hui, c’est une multiplication de statuts pour le même travail. Quand on sait que, sur un gros chantier, on peut trouver des travailleurs détachés, des intérimaires, des artisans, des auto-entrepreneurs, des micro-entrepreneurs, des salariés en CDD, en CDI de chantier, en CDI…

Mais creusons un peu. Cet éclatement, c’est aussi celui des nouveaux entrants sur le marché du travail. C’est le lot commun des salariés suite à la loi travail, suite à des années de réformes du CDI, qui ont aussi nivelé par le bas notre condition sociale, pour aligner de plus en plus de prolos sur celle des travailleurs les moins bien lotis, de la grande distribution, du bâtiment, etc. Et les secteurs qui se sont soulevés sont aussi ceux qui s’étaient peu ou pas mobilisés dans les grands conflits de ces vingt-cinq dernières années (depuis le cycle de luttes entre 1995 et 2010 en passant par la mobilisation contre la loi travail en 2016, ou encore contre la réforme du rail au printemps 2018, ceux qui partaient en grève et qui manifestaient, ce furent surtout les secteurs publics et anciennement publics, qui sont aussi les secteurs les plus syndiqués). Ceux des déserts syndicaux restaient massivement en dehors de ces luttes. Ce qui expliquera aussi plusieurs pratiques spontanées du mouvement, comme les manifs sauvages : les participants au mouvement n’ont pas derrière eux des années de domestication syndicale.

Et lorsque les GJ ont connu des représentants syndicaux, il s’agissait souvent de médiateurs assumés de la relation capital/travail, des délégués vieillissants qui ont cessé depuis bien longtemps, s’ils l’ont été un jour, d’être combatifs dans les boîtes. Oh, ne tombons pas pour autant dans la caricature. Des syndiqués sur les barrages, il y en a eu dès le premier jour. Mais pas en tant que tels, et bien souvent leur participation aux gilets jaunes s’inscrit dans un rejet des cadres classiques de l’action syndicale, où l’on n’obtient rien, ou si peu, et pas pour tout le monde. Nous reviendrons sur cette volonté de lutter pour tout le monde, qui est pour nous l’une des caractéristiques majeures et des plus enthousiasmantes de cette lutte.

Malgré l’atomisation dont nous parlons, quelques « figures » émergent. Chez les hommes, le cariste (conducteur d’un engin de manutention) qu’on a pu voir en action pour se frayer une ouverture chez Benjamin Grivaux durant l’acte VIII, le 5 janvier. Mais on peut citer aussi le livreur, et aussi bien sûr le travailleur dans le bâtiment. Chez les femmes, la figure de la mère isolée, qui travaille dans le médico-social ou dans la grande distribution, est au cœur de la lutte.

On le voit, ce sont des métiers ouvriers et employés (les hommes sont ouvriers, les femmes employées. Bien sûr, cela est vrai en statistique, mais les exemples de l’inverse existent aussi). Mais ce ne sont pas les secteurs les plus qualifiés, et rarement les grosses boîtes.

Ces secteurs sont relativement absents, à l’orée de la mobilisation. Et le pouvoir fera tout pour éviter qu’ils s’y joignent, notamment via la prime Macron. D’autres, avec une mention spéciale pour l’Éducation nationale, se sont même illustrés par un conservatisme qui vient comme l’aboutissement du processus de mutation de la profession de prof.

Un mot aussi sur les passions du mouvement, les sentiments qui le parcourent. N’oublions pas, nous sommes en automne et l’hiver vient. Et sur les ronds-points, autour du feu, c’est tout naturellement qu’on en parle, du chauffage, et qu’on relie le prix de l’essence à celui plus général du coût de la vie. On aura du mal à le payer, notre chauffage. Nous devrons arbitrer entre les degrés dans la maison et la viande dans nos assiettes. On se fringue chez Kiabi ou Primark, c’est de la camelote, ça ne dure pas, c’est fabriqué par des ouvrières du Bangladesh payées au lance-pierre… Mais nous n’avons pas le choix. Le poulet qu’on mange a les os si peu formés qu’un peu trop cuit il s’effrite, tombe en morceaux dans l’assiette. Le bio, on aimerait bien au moins avoir les sous pour en nourrir nos enfants, mais comment ? Tenez, on fait les comptes. Tant de salaire. Tant de loyer, de factures. Le gaz, l’assurance, le forfait. Les courses, et l’essence bien sûr. Il reste quoi ? Et surtout, que ce passe-t-il quand la voiture tombe en panne ? Eh bien on fait un crédit. Puis un autre… Et tout ça pour pouvoir continuer à aller bosser ! Aussi, les ronds-points deviennent très vite le théâtre d’une immense libération de la parole de classe. Cette colère sourde, nous n’étions pas seuls à la ressentir. Et la voir éclater nous libère et nous émeut. Et avec elle apparaît une détermination impressionnante. Nous ne sommes pas sortis pour rien. Désormais, cela doit changer. Il n’est plus question d’attendre, et cette sortie de l’attente pour entrer dans l’action est aussi une des grandes forces de ce mouvement.

Ces premiers jours sur les barrages, ce ne sont pas des habitués de la mobilisation sociale qui font irruption pour bloquer, parfois au péril de leur vie. Ainsi, dès le premier matin, le 17 novembre, une gilet jaune, Chantal Mazet, mourra sous les roues d’une automobiliste, sur un barrage situé sur un rond-point de Pont-de-Beauvoisin, en Savoie. Elle était mère et grand-mère, et selon sa fille, Alexandrine, elle aussi mobilisée avec les gilets jaunes, « venait juste de prendre sa retraite et avait vraiment la sensation que son niveau de vie allait devoir baisser ».

Pourtant, on continue. La détermination dont nous parlions plus haut reste plus forte que tout. Le lendemain du 17, c’est un dimanche. Mais le lundi, les blocages continuent, puis le mardi, le mercredi… toute la semaine, jusqu’au premier samedi de manifestation à Paris. Et si les chiffres donnés par le ministère de l’Intérieur sont tous truqués, ils nous donnent tout de même une idée. Au vu de notre expérience, six mois plus tard et 30 manifestations avec autant de mensonges, mais avec désormais des outils construits par le mouvement (à l’heure où sont écrites ces lignes), on peut estimer le ratio global que le ministère de l’Intérieur utilise pour produire ses stats : il divise par trois les manifestants qu’il compte (hors contexte local particulier, bien sûr).

Or, les chiffres du ministère pour la semaine du 17 au 24 sont les suivants : le 17, pic de 287 710 manifestants à 17 heures dans toute la France, 3 000 manifestations (sites occupés) ; on peut donc estimer autour de 800 000 le nombre de manifestants, sur tout le territoire. Lundi 19, il y a toujours, selon la police, 27 000 manifestants dans la rue au plus fort de la journée, à 350 endroits différents. Et vendredi, 5 174 gilets jaunes étaient encore mobilisés partout en France, toujours selon Castaner… qui nous appelait bien sûr à rentrer à la maison.

On peut estimer qu’un enjeu tactique, nous décourager, a pu inciter le pouvoir à falsifier encore plus que d’habitude les chiffres. Mais une chose n’était pas possible à cacher : la persistance des blocages dans le temps. Ces blocages, on l’écrivait plus haut, on les a tenus près de chez nous. Entre chez nous et notre lieu de travail, pour être exacts, et très rapidement ils se sont concentrés autour des points stratégiques : les raffineries, les dépôts de carburants, les centrales de distribution des supermarchés.

On peut ici revenir sur une trajectoire du mouvement, qui va se poursuivre durant tous ces mois de mobilisation. Il est en permanence traversé par une tension entre ce qui est nécessaire pour la lutte et ce qui l’est pour continuer à être ensemble. Ainsi, une bonne partie des ronds-points deviennent des lieux de vie, de discussions, de rencontres, bref des points de ralliement, plutôt que de réels points de blocage. On y filtre les camions, mais on ne bloque pas ou plus. Pourtant, ce sont des points vitaux au sens où ils forment une permanence de la lutte dans l’espace, mais aussi des points d’entrée dans la mobilisation… Ce qui n’empêche pas les débats de se tenir dans le mouvement : faut-il ne privilégier que les points de blocage efficaces et durs ? Mais alors, où se retirer quand on se fait virer ? On trouvera plus tard le même enjeu autour des manifestations, tout entières suspendues entre la logique de confrontation avec le pouvoir et la nécessité d’être des espaces où le mouvement se retrouve, se compte, échange. Bien sûr, ce sont les deux qu’il nous faut. La question de la concentration de nos forces ne se pose que face à l’offensive du pouvoir. Cette offensive fut plus longue à se mettre en place que d’aucuns auraient pu le croire. On a avancé plusieurs explications, notamment autour d’une « sympathie » de la police ou de la gendarmerie pour le mouvement. Cette sympathie fut sûrement réelle chez beaucoup de policiers ou gendarmes, qui de fait partagent avec les autres prolétaires une condition commune, bien que leur position sociale les situe de l’autre côté de la barricade. Mais surtout, dans les premiers temps, le maintien de l’ordre était dépassé. Il faut dire qu’il était confronté à son pire cauchemar : la conjugaison entre des blocages diffus sur l’ensemble du territoire et des offensives de rue, le tout produisant une situation pré-insurrectionnelle.

C’est aussi en rapport avec cette situation qu’il faut analyser l’attitude des syndicats, CGT en tête, en ce début de mobilisation. Rappelons que la CGT, à l’époque, refuse de se lier à la lutte en cours et, dès le 30 octobre, dénonce cette mobilisation comme issue de l’extrême droite. Cette attitude aura été très mal comprise des milieux gauchistes, qui se sont empressés d’y voir la confirmation qu’ils étaient en face d’un mouvement réactionnaire.

Puisque nous abordons le sujet de l’extrême droite, il semble clair que cette mobilisation, si elle n’a pas été lancée par elle, a été relayée par la droite radicale et nationaliste, qui y a vu la réalisation de ses fantasmes nationaux-sociaux. Et il ne serait pas étonnant qu’une étude nous montre, dans les prochaines années, que des groupuscules furent à la manœuvre, ou noyautèrent les groupes Facebook à l’orée du mouvement. Mais une chose est sûre : ils furent submergés par la réalité de ce mouvement, qui leur échappa presque partout6 dès le premier jour de mobilisation effective dans l’espace public.

Pour revenir à la CGT et à son opposition au mouvement, on peut penser que des raisons très différentes de celles évoquées par la direction en furent à l’origine. Nous ne sommes plus en 68. Rappelons qu’à l’époque la CGT et le PCF avaient commencé par dénoncer « les agitateurs gauchistes faisant le jeu du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes »… avant de prendre la tête des grèves lorsque celles-ci devinrent impossibles à maîtriser.

Ce qui a changé, ce n’est pas l’identité politique des agitateurs que la CGT dénonce. C’est plutôt sa capacité à prendre la tête d’un mouvement social de cette ampleur. Or, pour la centrale syndicale, il est hors de question de jouer les seconds couteaux. D’autant qu’entrer dans la danse, c’est aussi devoir rendre des comptes à l’État en matière de maintien de l’ordre, c’est le rôle des représentants. Ce qui signifie, pour les bureaucrates syndicaux, qu’il n’y a que des mauvais coups à prendre en appelant à participer à cette lutte. Exposer sa faiblesse, se faire dépasser… et en plus devoir rendre des comptes à l’État en expliquant pourquoi on n’a pas pu canaliser les manifs et les blocages. Nous en sommes là, durant cette semaine qui sépare ce qu’on appellera plus tard l’Acte I et l’Acte II.

Un mouvement social d’une ampleur inédite depuis 1968 voit le jour, et il paraît clair qu’aucune force sociale ou politique n’est en mesure d’en prendre la direction, de le calmer, le canaliser. Mai 68, c’est d’ailleurs l’une des principales références du mouvement, avec 1789 et, dans une mesure moindre, 1936. Pour nous, l’explication est simple : ce sont les seuls moments où, dans la mémoire des exploités en France, nous avons gagné des choses. Ce sont aussi des moments où les masses se sont mises en mouvement et ont fait l’histoire.

Bientôt, décembre sera là. Et tout semblera possible.

1Sur le site internet blocage17novembre.com

2Les partis politiques ne sont que des entreprises. Nous en reparlerons dans la deuxième partie.

3Le lecteur l’aura compris. Nous n’écrivons pas pour produire une expertise, mais pour tendre un miroir à un mouvement qui est aussi le nôtre. Peut-être ce miroir gagnerait à être mieux poli. Mais le temps nous fuit, comme tous les jours depuis le 17 novembre, et c’est dans cette temporalité-là que nous avons choisi d’écrire, à chaud, au présent. Pour le reste, les années qui viennent fourniront bien à qui le voudra le loisir de procéder à un travail plus scientifique.

4Humoriste italien, surnommé parfois «  le Coluche italien ». Il a été la figure de proue d’un des principaux partis italiens, le M5S (Mouvement 5 étoiles), une formation dite populiste qui a connu une progression très rapide en quelques années. Nous reviendrons sur le M5S dans ce livre.

5Un camarade a fait une remarque à propos de cette affirmation : le racisme a certes été mis de côté, mais pour un temps, et il peut très bien revenir. Nous ne disons pas l’inverse. L’unité dans la lutte peut aussi se briser. La lutte peut perdre, les communautés particulières reprendre leur place. En revanche, nous pensons que ce processus de socialisation de classe, d’unification, montre la voie de la lutte pratique contre le racisme, contre la division.

6Dans certains endroits, localités où l’extrême droite et notamment le RN ou des réseaux nationalistes étaient plus conséquents, ils ont pu exercer une influence plus grande, et surtout barrer la route à la participation au mouvement de franges plus larges de la population laborieuse. On peut dire sans trop se tromper que, là où ils furent les plus forts, le mouvement resta faible.