En feuilletant #2 Au milieu

Extrait de la 2ème partie  ” L’Etat et la contre-révolution” pages 102 – 105

Le mouvement que nous vivions de l’intérieur s’est transformé en autre chose, semble avoir sécrété une représentation de la lutte qui lui est extérieure. Les assemblées de quartier, qui organisaient la lutte et la solidarité locales, sont mangées par les municipalités. Une fraction du mouvement travaille désormais pour l’État, comme élus, comme travailleurs sociaux, ou pour des ONG, associations, syndicats : cet encadrement, peu à peu, a pris le dessus.

Est-ce la continuation de nos mouvements, ou leur négatif ? Le débat fait rage sur cette question. Syriza, Podemos, Ennahda, les partis qui mangent les mouvements et soulèvements sont-ils des prolongements de ceux-ci ? Oui et non. Ils en sont la recomposition. Cette recomposition est une négation de ces mouvements, mais il y a dans cette négation une part de ces mouvements, absorbée et restituée différemment.

Comment cette négation du mouvement défait les forces révolutionnaires ? Comment se noie un mouvement ? Nous avons déjà commencé à y répondre dans la partie sur les gilets jaunes, et nous en parlerons encore. Nous pensons qu’une perte de puissance est préalable à la défaite. Un amoindrissement du mouvement révolutionnaire : la défaite de l’hégémonie des prolétaires, la victoire de la proposition politique du peuple comme unité politique, comme véhicule – impuissant par lui-même – de la conquête de l’État.

Ce que nous voulons dire par « amoindrissement », c’est qu’en tant que sujet en devenir, en tant que force en construction, un mouvement peut persister dans ce qui fait sa force, ou au contraire s’aliéner, devenir autre, en l’occurrence sombrer dans la politique. Pour le dire de façon plus claire, il peut continuer l’offensive et attaquer encore jusqu’à la victoire, en prenant ce dont il a besoin pour cela en vivres, logements, rebrancher l’électricité et empêcher les expulsions, et réorganiser finalement la vie sociale, ou… négocier avec l’État. Et négocier signifie en premier lieu accepter de respecter l’ordre et la propriété privée, pour obtenir en échange quelques concessions. Quelques aides, des subventions, des miettes distribuées aux représentants pour acheter la paix sociale, avec la gestion du pouvoir central comme seule perspective, et tout ce que ça signifie de construction du parti électoral et des alliances nécessaires pour ce faire.

Cette force en devenir, qui est alors défaite, est celle de la classe révolutionnaire, qui de mouvements en soulèvements, dans le cycle actuel, affirme peu à peu sa puissance. Mais soyons précis. Le terme « affirmation » renvoie, dans toute une littérature marxiste, à la patiente construction d’organisations, tel le défunt mouvement ouvrier, c’est-à-dire une sorte de lente accumulation de force dans des structures au sein même de cette société. Ce n’est pas à cela que nous faisons référence, au contraire, car ces formes sont une négation du mouvement lui-même.

Mais alors, de quoi parlons-nous ? Nous parlons de l’accumulation de l’expérience prolétarienne. Nous parlons d’un processus cumulatif dont l’intérêt du concept de cycle de lutte réside justement en sa capacité à nommer ce qui se joue, à en cerner les contours.

Il y a, dans la période que nous vivons, une intelligence collective. Aliéner celle-ci dans des partis séparés est une erreur tragique. Nier toute forme de bilan et d’avancées de nos luttes, c’est se tromper tout autant1. Nous trouvons, dans la nouvelle vague de soulèvements qui s’ouvre, la voie de la sortie du piège de l’impuissance dans laquelle la première vague, celle du peuple sujet de l’État, s’est laissé enfermer.

Cette impuissance, qui a amené les occupants des places à se faire déposséder de leur mouvement, nous l’avons combattue, au sein des gilets jaunes. Le mouvement a rejeté la représentation, les leaders, la négociation. Et nous voulions ouvrir ce livre par un récit du mouvement gilets jaunes pour cette raison. Car c’est depuis cette position que nous avons entrevu autre chose que l’impasse et la défaite. Autre chose que la subordination de nos mouvements à la conquête et la gestion de l’État : la constitution des mouvements pour eux-mêmes.

Mais, pour l’instant, nos mouvements perdent. Et dans ce moment de la défaite, nous assistons à l’intégration d’une fraction de nos mouvements dans l’État. Ce scénario n’a rien de neuf. Il va simplement plus vite. Au racine de l’intégration de nos mouvements dans l’État, on trouve l’échelon local, en particulier municipal. Cela n’est pas nouveau : la social-démocratie allemande du début du siècle, comme par ailleurs les municipalités du PCF en France et l’ancrage local et régional du PCI en Italie, sont déjà des cadres d’intégration à l’État, mais aussi de gestion des populations sur une base interclassiste.

Prenons un exemple qui nous permettra d’illustrer l’ensemble de notre propos, d’autant plus qu’il a servi de référence, de laboratoire, des stratégies de la gauche dite réformiste de ces trente dernières années : l’ascension du Parti des travailleurs (PT) au Brésil et sa chute.

Le PT est né de la lutte. Formé par des dirigeants syndicaux ouvriers de la région de Sao Paulo, par des militants qui se réclamaient notamment de l’extrême gauche trotskiste, il a grandi en épousant les luttes ouvrières et le vaste mouvement des paysans sans terre. Dans les années 80, on peut dire que ce parti formalise le mouvement social, est l’émanation de l’autonomie des travailleurs dans un parti politique indépendant. Il en est tout à la fois l’expression, le cadre, la centralisation des énergies et des intelligences2. Et tout cela autour du projet politique d’une modernisation sociale et économique, au service de la population, par la prise du pouvoir d’État et la démocratisation de cet État. En somme, on y retrouve des aspirations semblables à celles que nous avons citées.

1Nous reviendrons en détail sur la formation de l’expérience prolétarienne, la mémoire des luttes, dans la dernière partie de ce livre.

2Toute l’intelligence n’y est pas réunie, bien sûr, mais il joue un rôle de centralisation.