En feuilletant #1 Au début

Extrait de la 1ère partie ( Sur le mouvement des gilets jaunes)  pages 17 – 19 :

D’ici là, c’est autour d’un espace, celui du rond-point, et d’un symbole, le gilet jaune, que vont se rallier les participants. Les deux auront à leur tour fait l’objet d’une certaine confusion. Des ronds-points, il y en a 50 000 en France, pays du monde qui en compte le plus. Des gilets, tous les automobilistes en ont un. Pourtant, derrière cette apparence d’universalité, c’est une classe qui se donne à voir. Celle qui, atomisée dans ses lieux d’habitation comme dans ses lieux de travail, a été un temps donnée pour disparue : les prolétaires et en particulier les ouvriers.

Disparues, les grandes concentrations, les usines de la taille d’une ville où se pressaient des milliers de travailleurs. Les restructurations successives ont transformé profondément les lieux de travail. Les ouvriers sont disséminés en équipes de travail, séparés en de multiples entreprises différentes, statuts différents, dans une cascade de sous-traitance.

Éclatés aussi, les quartiers ouvriers, puisque désormais une partie conséquente de la population laborieuse a été reléguée encore plus loin de la lisière des grandes villes. Il suffit pour cela de voir la croissance permanente du temps consacré au trajet domicile-travail. Nous nous sommes répartis tout autour des grandes villes, à la lisière des départements. Nous sommes les rackettés des péages, les habitués de ces trajets pénibles, avec tout ce qu’ils signifient aussi de pollution à bouffer, d’accidents à risquer, de temps perdus à rouler…

Pourtant, et avec le recul cela saute aux yeux, il restait bien un lieu et une heure où se concentre la classe des exploités : les embouteillages, aux heures de pointe, en périphérie.

Et c’est sur ce lieu précis, pourtant à première vue peu propice à la réunion, que se sont réunis les gilets jaunes. Et si nous nous sommes mis à porter ce gilet, c’est certes pour nous rendre visibles des automobilistes, qui montraient leur soutien à grands coups de klaxon, mais aussi comme une manifestation inconsciente de la classe. Car, depuis quelques années, ce gilet est l’uniforme des métiers ouvriers. Et c’est là une des merveilles de ce mouvement : il a su trouver derrière la jungle des représentations et des identités, au nez et à la barbe des militants gauchistes à qui on a appris que le jaune était la couleur des ennemis, un symbole à la fois commun à tous et spécifique aux ouvriers.

Alors, on a bloqué. Et, surtout, les blocages ont tenu. Sont restés effectifs dans les jours qui suivent le 17 novembre. Et sur ces blocages et sur ces ronds-points, on a beaucoup parlé. Avec le recul, là aussi, on aurait pu s’y attendre. Un phénomène similaire s’était produit en Guyane il y a peu, lors du mouvement de 2017. On peut parler de resocialisation de masse. On peut dire qu’on a refait vivre la communauté ouvrière, celle des soupes communistes pendant les grèves, des liens tissés dans la lutte, celle aussi des femmes qui se retrouvent ensemble et qui sont le cœur de la mobilisation. On peut évoquer la foule de souvenirs qui déjà nourrissent la nostalgie des gilets jaunes. C’est toute une classe qui ne se connaissait pas qui s’est retrouvée. Et qui a mis de côté1 le racisme des repas de famille. Ici, sur le rond-point, c’est dans un cadre bien plus large que l’on rompait le pain, qu’on mangeait qui des croissants laissés au passage par un automobiliste qu’on verra refaire ensuite la même démarche tous les matins, qui un couscous gargantuesque… Dans les premiers temps du mouvement, les ronds-points furent submergés par des victuailles, au point que l’on se demandait comment conserver tout ça… Mais au moins, là-dessus, nous étions aidés par les températures hivernales.

Tout de suite, répondons à une objection. Celle qui dirait qu’il s’agit d’une description biaisée parce que, sur les ronds-points, les participants aux gilets jaunes ne sont pas des prolétaires mais des personnes d’horizons très divers, de toute la société.

C’est une illusion d’optique.

Nous étions une écrasante majorité de travailleurs, chômeurs et retraités, souvent de petites retraites, sur les ronds-points. Soutenus massivement par la population, mais en particulier par les ouvriers et les employés. Les cadres et les commerçants sont restés en dehors, et vous pouvez toujours donner l’exemple de Jean-Michel Le Boulanger d’à côté, c’est une exception. Seulement, le mouvement se voulait tellement universel, voulait tellement défendre tout le monde, qu’il a non seulement beaucoup mis en avant ces exceptions, mais aussi qu’il a essayé de les inclure dès qu’il tenait un propos revendicatif.

C’est aussi qu’une autre donnée rend plus floue la caractérisation de classe des participants : l’éclatement. La réalité des exploités aujourd’hui, c’est une multiplication de statuts pour le même travail. Quand on sait que, sur un gros chantier, on peut trouver des travailleurs détachés, des intérimaires, des artisans, des auto-entrepreneurs, des micro-entrepreneurs, des salariés en CDD, en CDI de chantier, en CDI… “

1Un camarade a fait une remarque à propos de cette affirmation : le racisme a certes été mis de côté, mais pour un temps, et il peut très bien revenir. Nous ne disons pas l’inverse. L’unité dans la lutte peut aussi se briser. La lutte peut perdre, les communautés particulières reprendre leur place. En revanche, nous pensons que ce processus de socialisation de classe, d’unification, montre la voie de la lutte pratique contre le racisme, contre la division.

Photo : By Obier – Own work, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=74483210